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L'Archipel ?
Une autre vision pour nos collectifs !
L’histoire des esclaves caribéens, libérés sur des îles auxquelles aucune racine ne les reliait, ayant comme seule histoire commune la marque de leurs chaînes, a inspiré, à travers les travaux du poète et philosophe antillais Édouard Glissant, une autre vision du Monde, permettant d’autres paradigmes d’organisation pour les collectifs en favorisant la coopération et la création de communs.
Dans cette vision « en négatif » de la vision dominante, empruntant à l’imaginaire ultramarin la poétique des mots choisis, l’archipel représente, non un groupe d’îles isolées par des mers infranchissables, mais un grand Océan reliant une multitude d’îles (par métaphore > associations, mouvements, partis, syndicats, groupe de citoyens…) ayant chacune leur identité-racine, leur structure et leur autonomie, et qui sont prêtes à partager au commun ressources et compétences pour expérimenter de nouvelles voies ensemble, faisant de chaque identité propre, non une rivalité, mais une richesse commune. Ce processus, que Glissant nomme « créolisation », nous pousse à ne plus craindre les rencontres, ni les changements que celles-ci peuvent provoquer en nous, et nous demande de cultiver nos identités-relation, vectrices de ces rencontres.
Une idée qui se répand, en France, mais pas que, où archipels politiques et citoyens, permaculturels et restauratifs, réinventent les notions de territoire, de rapport au vivant et à la Terre, cultivant leur riche diversité et s’engageant profondément vers le collaboratif, tournant résolument le dos à la concurrence et à la compétition.
Ce changement du monde interroge la gouvernance de nos collectifs, bien sûr, mais nous invite à reconsidérer en profondeur notre valeur d’individu dans le collectif, et la capacité « d’individuation » de celui-ci, c’est-à-dire comment moi je participe à faire que mon collectif considère chaque individu le constituant comme unique et d’un apport précieux.
La suite se déplie comme une fractale, c’est la notion de « glocal », agir local, penser global.
« Archipel de mots, de langues, archipel des idées et des techniques, comme une fabrique de projets, ces » pirogues » qu’on jette à l’eau, et qui relient des rivages et construisent le monde de demain. »
Qu'est-ce qu'un Archipel ?
Géographiquement, un archipel est un ensemble d’îles, souvent très diverses, mais toutes situées dans une zone spatiale, climatique et économique similaire.
Par analogie, on nommera “archipel” un ensemble d’organisations, souvent très diverses, mais ayant toutes la volonté de développer une raison d’être commune.
Etymologiquement,
Arci-Pelago : c’est l’Océan Principal, (Pelago : océan), autrement dit la Mer Egée (Αιγαίο Πέλαγος Aigaio pélagos), la façon dont les grecs anciens voyaient leur monde, une mer dans laquelle baignent toutes les îles.
A travers l’imaginaire ultramarin d’Edouard Glissant, poète et philosophe antillais de la complexité, l’histoire des population caribéennes, libérées sur un territoire où leurs seules racines communes étaient les siècles de soumission et de mauvais traitement, raconte comment ces femmes et ces hommes ont su s’approprier un territoire, et surtout se reconstruire des liens, des identités, non seulement « racines », représentant l’appartenance à une communauté sociale, religieuse, territoriale, mais aussi « relation », illustrant que l’on n’existe que par le rapport à l’autre.
C’est un instituteur Queschua de la région de Cusco qui expliquait le Buen Vivir à ses élèves, en leur disant :
« Si tu veux parler avec la journaliste française qui est là, il faut que tu comprennes qui elle est,
d’où elle vient, quelles sont ses racines, et que tu saches quelles sont les tiennes,
c’est la seule façon d’établir un rapport de fraternité, sincère »
Illustration - F Assal
La vision archipélique, pour être simple, c’est voir le monde comme un grand océan, et envisager que cet océan permet de relier des îles, de créer des pirogues projets, et de s’ouvrir à l’inattendu.
Il appartient aux intellectuels, aux artistes, ong, politiques, agriculteurs, artisans de la transition, de s’attaquer à modeler un horizon, comprenant « la possibilité d’une île », qu’évoquait Houellebecq, ou mieux encore, d’un Archipel, comme autant de chemins créant une richesse menant à la co-élaboration avec tous d’une nouvelle vision du Monde.
La bonne nouvelle, comme conclut Cyril Dion dans son film « Demain », c’est que les solutions existent déjà, mais, Edgar Morin nous le rappelle dans son appel à changer de voie, « innombrables mais dispersées ».
Pour aller un peu plus loin
Une pensée « en archipel » c’est avant tout la vision d’un monde dont toute compétition, y compris entre courants de pensée et modèles de solutions, tendrait à être bannie, puisque chaque désaccord y serait considéré comme fécond, comme une richesse créative, et plaçant l’action commune comme un espace d’expérimentation intégrant la pluralité des chemins.
Le modèle « Archipel », et son vocabulaire ultramarin proposé dans certains archipels comme l’Archipel Osons les jours heureux, une forme poétisée et politisée, dont les sources partent de la théorie du rhizome, née des dialogues entre Gilles Deleuze et Félix Guattari, qu’Edouard Glissant a reprise et enrichie en y introduisant le domaine de la relation, de l’altérité, le concept d’identité et de créolisation.
La poétique de la rencontre
« Nous ne sommes que rencontres : avec la couleur d'un ciel, un rayon de soleil, une heure de la journée, le charme d'une personne ou d'un paysage »
C’est la façon dont le collectif, ce nombre indéfini, considère les individus, qui détermine les prémices à la constitution d’une société.
Soit le collectif, constitué à l’avance, définit un cap, son utilité dans un dessein particulier, auquel chaque individu devra se conformer, en tant que sujet, soit il considère et différencie chacun pour ce qu’il est, pour ensuite constituer une société comme un commun à partir de toutes ces particularités différentes, comme des richesses.
C’est cette dernière qui nous intéresse, tout y est pouvoir d'affecter et d'être affecté, à l’image du vivant où rien n'est jamais figé. Destinés à « devenir », un individu ne peut plus se vivre comme « un sujet aux contours immuables, mais comme une multiplicité, un « brouillard », composé de percepts et d'affects purs qui nous relient aux paysages et aux corps qui nous environnent ». Notre identité ordinaire s’en trouve bouleversée, puisqu'on ne réduit plus nos ressentis à de simples affections et aux perceptions qui s'y ancrent, mais on s’accepte en tant qu’« individualités toujours nouvelles, au gré d'incessantes compositions et recompositions ».
« Nous ne cessons de nous recomposer dans un individu plus vaste », ce qui provoque une augmentation de puissance qui est source de joie. Le changement de société lié à ce mode d’individuation, qui tend à une augmentation de la puissance individuelle (pouvoir d’agir), serait par définition joyeux, au contraire du mode d'individuation dominant dans nos sociétés capitalistes, qui impose des identités contraignantes et réductrices (nom, sexe, profession ...) à des individus asservis et appauvris, à des « sujets » réglés et prévisibles, coupés d'une multiplication vitale et naturelle de leur rapport à leur environnement. (l’opposition entre Eros et Thanatos si chère à Edgar Morin et Patrick Viveret.
La théorie du Rizhome
Le rhizome, c’est cette tige souterraine qui resurgit quelquefois à des km de distance en transmettant à l’ensemble de ses éléments, la même énergie, et des informations précises. En a été tirée une théorie qui décrit une organisation d’éléments ne suivant pas une ligne de subordination comme pour une hiérarchie, qui suppose une base (racine et tronc) et la possibilité de plusieurs branches, mais toujours autour de cette base :
dans le modèle rhizomique, tout élément peut affecter ou influencer un ou plusieurs autres, quelle que soit sa position et c’est réciproque. (On peut parler de mises-à-jour en réseaux croisés, pour relier avec la cyberculture), alors que dans une organisation « arborescente », pyramidale, un élément qui serait de niveau supérieur est nécessairement subordonné à un autre élément au-dessus de lui, mais n'a pas de compte à rendre vis-à-vis de ses « inférieurs » hiérarchiques.
Étant polymorphe, disposant d’autant de « têtes » qu’il a de rejets visibles, le rhizome n'a pas de centre. Sa direction peut être totalement imprévisible et sa progression chaotique. Pour les mêmes raisons, il n'a ni début ni fin prédéterminés : il se développe de façon aléatoire. Chaque individu peut donc amener à une évolution de l'ensemble. Ses canaux « d’information » étant de l’ordre du commun organique, partagés à tous, un peu à l’image des licences copyleft, il ne peut y avoir en son sein ni cloisonnements arbitraires, ni rétention d'information, ni rapport « dominé/dominant".
Le rhizome allie arborescence complexe et processus simplifiés, le mettant ainsi à l'abri de cette bascule alternative indéfiniment bipolaire que l’on connait bien, et qui trouvera sans aucun doute ses meilleures illustrations dans les pratiques artistiques et sensitives, littéraires ou graphiques, ce qui peut être vu comme l’indice de la volonté d’une autre façon de voir le Monde.
De là découlent les principes que Deleuze et Guattari énumèrent dans l'introduction de Mille Plateaux :
- Le « principe de connexion et d'hétérogénéité » implique que le rhizome se forme par liaisons d'éléments aux formes multiples sans qu'un ordre préalable assigne une place à chacun :
« [...] n'importe quel point d'un rhizome peut être connecté à un autre, et doit l'être »
- Le « principe de multiplicité » : la multiplicité est « [...] l'organisation propre du multiple en tant que tel, qui n'a nullement besoin de l'unité pour former un système », c'est-à-dire que la multiplicité ne peut être artificiellement unifiée et totalisée par une forme surplombante. la multiplicité est une forme de prolifération immanente et autonome.
- Le « principe de rupture assignifiante » qui caractérise l'absence d'ordre, de hiérarchie entre les éléments et surtout l'absence positive d'articulations prédéfinies, contrairement aux arborescences ou systèmes organiques qui prévoient et localisent leurs faiblesses afin d'organiser les ruptures possibles :« un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque ».
- Le « principe de cartographie et de décalcomanie », c'est-à-dire que la carte s'oppose ici au calque, en ce que le calque est reproduction d'un état de chose bien identifié qu'il suffit de représenter. Au contraire, la carte est un tracé original qui rend un aspect du réel que nous ne connaissions pas encore (une carte peut présenter des entrées multiples et un même espace peut être symbolisé par un grand nombre de cartes différentes).
La pensée Archipélique (Edouard Glissant)
« La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes. Elle en emprunte l’ambigu, le fragile, le dérivé. »
A cette base « structurelle », Glissant a apporté un environnement sémantique et poétique, ainsi qu’un ancrage dans l’histoire caribéenne, celle d’esclaves libérés, (pour la France en 1848, aux USA en 1865, et à Cuba en 1886), se retrouvant sans identité-racine, conduits à développer des identités-relation pour leur permettre de rendre concret ce rhizome créateur d’énergie.
Cette partie va se nourrir dans le temps, en attendant, vous trouverez des vidéos et textes sur ces pages… http://www.edouardglissant.fr/toutmonde.html
Image - Olivier Laugero
LIENS INTERNES
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LIENS EXTERNES
Quelques exemples d'archipels qui ont participé de près ou de loin à cette session AGORA des ARCHIPELS :
https://bimestriel.framapad.org/p/infos-intervenants-9jd8?lang=fr
Un exemple de recherche sur les fondamentaux de l’archipel Osons les jours Heureux :
https://les-jours-heureux.fr/archipel/fondamentaux/
Une session organisée dans le cadre de Time to Breathe sur les organisations en archipel :
https://www.youtube.com/watch?v=lrKr0bCWOHc&t=462s
(dans « plus » vous trouverez des liens directs de séquences identifiées)
Compte rendu de l’agora du 29/06/2020 :
https://semestriel.framapad.org/p/preparation-29-juin-agora-archipel-9h7t?lang=fr
Compte rendu de l’agora du 30/10/2020 :
https://annuel2.framapad.org/p/pad-1-agora-9jn9?lang=fr
Un blog de référence en matière d’archipels :
https://medium.com/@jrmymontagny/archipels-48cc3f98c696
La page facebook des archipels :
https://www.facebook.com/archipelstransition